La nuit des enfants rois [Bernard Lenteric]

« Les sept bougeaient. Ils convergeaient. Non pas dans un mouvement continu et vif qui eût attiré l’œil, mais par une progression furtive, millimétrique.
Amibienne.
Sur l'estrade, par ce déplacement diffus et quasi invisible, une entité se formait.
Deux se joignirent.Puis trois. Un autre vint et encore un, et enfin les trois derniers.
L'entité était faite. Secrète mais incontestable. »

Je me suis plongée dans « La nuit des enfants rois » un jour de vacances. J'ai bien fait. J'aurais été incapable de couper ma lecture pour faire quoi que ce soit d'autre. Déjà qu'il a fallu que je fasse une pause pour manger...Un des meilleurs bouquins que j'ai lu depuis longtemps.

C'est un thriller, bien construit et surprenant.

En résumé, Jimbo Farrar est un informaticien surdoué qui travaille au sein d'une fondation dont le but est de trouver, parmi un échantillon très important d'enfants de 5 ans, de potentiels génies. Jimbo a conçu un ordinateur permettant de traiter des données venant d'ordinateurs installés dans des écoles des quatre coins des Etats-Unis et mis à disposition des enfants, sans consigne particulière, dans le but de voir qui pouvait créer quelque chose d'intéressant avec.
Un jour, l’ordinateur révèle l'existence de 7 enfants, qui ne se connaissent pas, qui montrent des capacités hors du commun. Jimbo va aller leur rendre visite et va finir par les faire se rencontrer au moment où ils atteignent 15 ans. On comprendra vite la solitude de la vie de chacun-e des enfants, leurs impossibilité à comprendre la marche du monde qui les entoure et leur difficulté à développer des sentiments pour leurs proches, qu'ils-elles considèrent comme des étrangers. Le reste du livre se centre sur l'alchimie qui va naître au sein de ce groupe et sur ce qu'ils-elles vont faire de cette union.

Le résumé au dos du livre en révèle beaucoup plus, pas forcément à bon escient. Pour moi, le pitch doit se résumer à ça, c'est déjà bien assez accrocheur.
J'aurais aimé faire une critique sans spoilers mais franchement je n'y suis pas arrivée. Donc attention à la suite si tu ne veux aucune révélation sur l'histoire.

L'écriture :
J'ai adoré le style de Bernard Lenteric. Une écriture qui n'est pas du tout linéaire. On passe souvent d'un dialogue à la pensée d'un personnage sans forcément en avoir été explicitement informé-e. Pour moi, ça reflète pas mal la capacité des personnages principaux à avoir l'esprit traversé à chaque seconde par des flash, des idées. Cette écriture, directe et souvent saccadée, m'a vraiment donné l'impression de me trouver dans un cerveau surbooké.
L'auteur a choisi un style très épuré, qu'on pourrait qualifier de grossier ou simplet, mais que je qualifie de neutre et sans émotion (tout comme les personnages desquels on doit se rapprocher). Beaucoup de blocs de texte ne sont qu'accumulation d'informations brutes, sans traitement stylistique, sans métaphores.
L'auteur joue sans arrêt avec le discours direct et indirect et passe de l'un à l'autre de manière inattendue. Il fait aussi varier les temps de narration, entre le présent et l'imparfait/passé simple, ce qui peut sembler une hérésie mais qui, ici, s'intègre dans le style global d'écriture.
Les phrases sont souvent courtes. Pas toujours liées de manière classique. C'est parfois de la poésie en prose.
Le changement de narrateur-trice est très fréquent, ce qui rend le récit un peu épileptique. Et surtout, il rend impossible pour le lecteur/ la lectrice de maîtriser quoi que ce soit, d'approcher trop près des personnages.
Je ne sais pas si ce style est celui de Bernard Lenteric ou un parti pris pour cet ouvrage en particulier mais il se marie tout à fait bien avec l'image qu'il veut dépeindre du haut potentiel.

L'intrigue :
Il faut avouer que l'intrigue de ce livre est carrément originale et très bien développée (surtout durant la première moitié du livre). Globalement, il est difficile de faire des pauses dans la lecture tant on a envie de connaître la suite. C'est très dynamique et on sent qu'il ne faut louper aucune info pour espérer suivre le cheminement. On sent d'ailleurs explicitement la descente aux enfers du récit, on sent que le héros perd le contrôle, l'ambiguité de ses sentiments est palpable et c'est ça qui rend le récit si intéressant.
Le traitement de la violence intérieure est très bien fait et l'histoire est vraiment crédible. A chaque crime, on connaît les coupables, on attend simplement de découvrir la démarche criminelle ingénieuse. Il faut dire qu'on attend tout le long Jimbo au tournant, ce qui ajoute pas mal de piment.
Je trouve que le tour de magie qu'a réussi l'auteur est de rendre crédible la relation fusionnelle entre les sept et Jimbo d'autre part, en écrivant très très peu sur les moments où ils se retrouvent ensemble. On ne sait quasiment rien de ce qu'ils-elles se disent ou échangent qui justifierait un attachement. D'ailleurs, Jimbo ne développe pas de relation personnelle avec eux. Il ne les voit qu'en cours et n'échange rien d'intime. Ce lien se fait d'un coup, sans pour autant donner l'impression de venir de nulle part.

Les personnages :

Dans certaines critiques, on peut lire que le caractère des sept est survolé, décrit superficiellement, que c'est un problème. Je pense au contraire que c'est un parti pris. On passe rapidement d'un personnage à l'autre, de sorte que le lecteur/ la lectrice ne puisse pas approcher trop près d'eux, qu'ils restent inaccessibles. Les autres personnages, qu'on dira ordinaires, sont d'ailleurs plutôt bien décrits, on suit pas mal de dialogues les mettant en jeu. Dans le cas de Jimbo, c'est ambivalent. Il semble que l'auteur s'attarde sur son personnage social mais nous laisse quelques ouvertures, pas forcément exploitées sur sa partie plus « exceptionnelle ». Ainsi on semble le connaître, mais on reste prêt-e à un retournement de situation.
Absolument tous les personnages importants sont intéressants et ont un intérêt dans l'intrigue.

Ce que j'ai aimé :
T'auras compris que j'ai aimé vraiment beaucoup de trucs dans ce livre. Mais s'il faut faire une liste...

- Le sujet. Le traitement des personnages. C'est pas souvent qu'on lis des livres avec des personnages vraiment cyniques, hors de tout contrôle.
- Certains points du traitement de la douance : la solitude parmi les autres, la distance de l'esprit par rapport à son propre corps (« Ca a pris quelque temps et je commençais à m'endormir. Pas ma faute, mais de celle de ce corps où je suis. Il a ses exigences. »), la difficulté pour nouer des liens et avoir des émotions. C'est très réaliste et très bien décrit. Les sept génies sont cyniques, inatteignables, imprévisibles, imperturbables.

- L'écriture : Je l'ai déjà développé avant. Ce style d'écriture dynamique, changeant, imprévisible, nous laisse dans une ambiance où on sent bien qu'il n'y a plus aucune limite.

- Les passages qui décrivent ce qui se passe dans l'esprit de l'un des sept, sans qu'on sache lequel. « Il pense... »

Ce que j'ai moins aimé :

- Il y a encore très peu de femmes. C'est un peu lassant. Dans le groupe des sept, ils n'y a qu'une seule fille !

- Un peu de racisme sous-jacent? Un des enfants est amérindien. Son logement et son père sont de grossiers clichés. Un autre enfant est noir et l'auteur le désigne en disant "le noir"... le noir??

- Si on est un peu documenté sur la douance et le haut potentiel, on peut se hérisser devant le stéréotype développé par l'auteur. Il semble complètement fantasmer la sur-intelligence et la personnalité des surdoué-es. Déjà, on sent qu'il la limite à la maîtrise de l'outil informatique et des nouvelles technologies, c'est assez cliché, ensuite, il y développe une idée de l'intelligence calculée uniquement sur le QI et l'aptitude à maîtriser rapidement les connaissances académiques. Pas une référence à l'intelligence artistique, par exemple. Et puis l'idée de la violence interne, de la solitude et la problématique de la relation à l'autre sont hyper diabolisés. Bien sûr, l'intrigue dépend de cette diabolisation, mais il manque peut-être une relation positive dans cette histoire entre Jimbo et un autre surdoué, pour montrer que non, ce ne sont pas tous/toutes des bombes à retardement qui explosent quand elles se rencontrent.
Si tu veux des héros/héroïnes surdoué-es plus réalistes, vaut mieux regarder « Will Hunting », ou « Daria », ou lire « E=mc2 Mon amour «  de Patrick Cauvin ou « Comment je suis devenu stupide » de Martin Page.

- La scène dans Central Park. Pas que cette scène en elle-même m'a vraiment dérangée. C'est une scène brute, racontée de manière brute, sans artifice et émotion, cohérente avec le reste de l'ouvrage. Mais je n'ai pas vraiment compris la portée de cet événement. Dans le résumé au dos du livre, il a une place importante. On le décrit comme la base de tout ce qui va suivre. C'est complètement faux. La frustration et la colère des sept est évoquée dès qu'on les rencontre. Et on sent dès le départ cette distance avec le reste de l'espèce humaine, cet esprit complètement immatériel dont on sait rapidement qu'il évoluera vers la haine des autres. Alors, on pourrait dire que ce qu'ils-elles subissent dans le parc ce soir-là ne fait que déclencher ce réservoir de haine, mais je trouve que de lier leur explosion de violence à un banal désir de vengeance fait tomber tout le travail autour de leur personnalité ambivalente complètement à plat. Pour ma part, je n'aurais pas eu besoin de ça pour que le basculement moral des sept ados soit crédible.

- La fin. Franchement j'aurais écrit autre chose. Après un récit aussi cynique, après cette attention toute particulière portée sur l'incapacité émotionnelle des sept et leur lien si fort, les voir finir par se monter les uns contre les autres, comme ça, en trois lignes, pour le coup, c'est vraiment venu de nulle part. Tout le long du livre, l'auteur développe le potentiel ambivalent de Jimbo, sa solitude parmi les hommes et ses secrets passés, sa frustration enfouie. Son dialogue final avec Ann, c'est juste trop terre-à-terre. Je n'aurais pas souhaité une fin macabre non plus mais un dénouement à la hauteur du reste de l'intrigue : ambigu, étrange et qui aurait laissé la lectrice que je suis dans l'inquiétude de ce qu'est vraiment la personne humaine. Du coup, c'est carrément décevant.
En plus, si on part du principe que le livre est une sorte de métaphore du passage de l'adolescence à l'âge adulte, alors d'un coup, quand ils grandissent, les personnages (Jimbo comme les sept), oublient d'un coup la violence et le génie qui est en eux pour devenir de gentils gens bien intégrés dans la société. Il n'y a pas du tout de juste milieu ?
« La fièvre sombre est tombée, Fozzy. Les cinq survivants sont devenus des adultes. Ils feront des études brillantes. Du feu de Dieu.
- C'est tout bon, mec.
- Pas forcément , dit Jimbo. Mais c'est comme ça. »
On peut dire que c'est assez salement expédié quoi...

Et pour finir, ne regardez pas le film « The Prodigies », très très librement inspiré du livre. Surtout pas. Enfin, pas dans l'idée d'y voir un quelconque rapport avec le livre. Parce qu'il n'en a aucun. On n'y retrouve rien de ce que j'ai décrit plus haut et qui fait que ce livre a un intérêt particulier. C'est un espèce de film fantastique. Les sept (qui sont seulement 5... pourquoi???), développent un pouvoir magique. Il y a plein d'actions inutiles. Les enfants ne sont pas du tout mystérieux, ni cyniques, ni rien d'approchant. Ce sont juste des méchants. Qui sont contents de faire des trucs méchants (alors que ce n'est pas du tout le propos du livre).


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